[Analyse] Petit Spirou & Gros Malaise

Trigger Warning*: sexualisation des enfants, harcèlement sexuel & agression sexuelle (dessinée, fictive)


Parmi les gros recueils de BD que je chipais à mon père, il y avait une des séries que je lisais beaucoup plus par curiosité malsaine que parce qu'elle me faisait rire ou rêver.
C'était le Petit Spirou. La pub autour d'une toute récente (et édulcorée) adaptation au ciné a réveillé quelques souvenirs dérangeants, sur lesquels j'ai finalement pu mettre des mots.

Un rappel rapide du concept de la bande-dessinée: dans une petite ville idéale et tellement franchouillarde, pleine de culottes courtes et de pupitres anachroniques, vit le Petit Spirou. Enfant facétieux, il enchaîne les situations grivoises et les blagounettes polissonnes. Du genre: se coincer le zizi dans un coffre, voler le slip de l'abbé, espionner ses camarades de classe dans les vestiaires, ou tripoter les fesses de sa maîtresse en mini-jupe...


...oulah ça serait pas en train de glisser vers du harcèlement sexuel là ? 

Ça tombe en plein dedans, même. Les "gags" basés sur le harcèlement sont récurrents dans les premiers albums, où le Petit Spirou déploie des stratégies parfois très élaborées pour obtenir le Saint-Graal que représente un bout de corps féminin dénudé : invention loufoque, chantage affectif, alcoolisation, usurpation d'identité...

C'est surtout en le relisant récemment que ce mélange de gags gentillets pipi-potaches et d'autres basés sur l'hypersexualisation de petits garçons, dans un même gruau d'"humour coquinou", m'a semblé de plus en plus dérangeant.
Mais il y a un extrait, une histoire, dont je me souvenais encore très bien même 15 ans plus tard.

C'est d'ailleurs ce souvenir qui m'a motivé à écrire tout ça. L'extrait en question n'est pas un gag habituel d'une planche, mais une histoire d'une demi-douzaine de pages (dont deux des planches sont visibles ci-dessous).


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Tout commence quand le Petit Spirou retrouve un camarade de jeu pas vu depuis l'été dernier, qui surprise, est en fait une fille maintenant en pleine puberté. Notre protagoniste arrive finalement à surmonter son aversion initiale à l'idée de s'amuser sur la plage avec une fille. S'ensuivent divers gags à base de culotte et de nénés liés au nouveau statut d'objet sexuel de sa copine Mandarine. Il s'éclatent à imiter les pirates sans lâcher une carte au trésor maison, qui évoque fortement les parties érotiques du corps féminin ("les collines de la lune", "la forêt magique", etc...). Quand vient la nuit, Spirou et Mandarine flirtent un peu, puis elle s'endort.

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Le Petit Spirou, tout émoustillé passera ensuite la nuit à ""explorer"" le corps de Marine. A lui faire des attouchements sexuels durant son sommeil, donc. C'est en plus présenté sous la forme d'un rituel initiatique, avec le Petit Spirou qui avance peu à peu sur la carte au trésor. Qui se sent beaucoup plus adulte (et viril ?) le matin venu.

Une mise en scène presque poétique qui marqua pour longtemps le moi de 10 ou 12 ans. "Oh c'est donc ça qu'il faut faire pour devenir un-e grand-e ?"  m'imaginais-je tandis qu'une vision normalisée et stimulante de l'agression sexuelle s'ancrait pour un moment dans ma tête.

Bien sûr, ce ne fut pas le seul média initiant à la culture du viol** auquel je fus confronté.
Mais son cadre enfantin, la manière dont ces historiettes s'ancrent dans le quotidien (à la différence, notamment, du cadre pornographique) rend peut-être cette bande-dessinée encore plus néfaste et impactante. En ce qu'elle participe à intérioriser très tôt des pratiques sexistes et agressives.


Avec ses personnages tous ronds et mignons en couverture, ce sont quand même des albums qu'on trouve dans les rayons "jeunesse" de toutes les bibliothèques.
D'ailleurs je me suis régulièrement demandée à quel public était destiné le Petit Spirou avec son ambiance nostalgique de la France rurale et ses personnages enfantins impliqués dans des offensives sexuelles maladroites ?

J'ai parlé au tout début de la "curiosité malsaine" qui motivait ma lecture; car plus jeune, tout ce qui touchait de près ou de loin au "tabou" de la sexualité présentait un intérêt démultiplié. Mais en même temps, bien des passages me mettaient déjà mal à l'aise, car ils ravivaient la mémoire de toutes les expériences précoces, troubles et angoissantes touchant à la sexualisation du corps qui peuvent hanter un-e pré adolescent-e (je ne suis pas sûre que beaucoup aient gardé un souvenir agréable d'une auscultation en "jouant au docteur"). Et j'imagine que selon les vécus, l'échelle de ressenti peut bien varier du malaise léger jusqu'au trigger* traumatisant.
Cette bande-dessinée vise-t-elle vraiment les jeunes vivant (ou quittant tout juste) cette période de relation tendue à la sexualité ?
Et dans le cas contraire, ce serait des auteurs adultes qui publient, à destination d'autres adultes, des gags à base de gamins incapables de contenir leur obsession sexuelle ?
J'avoue avoir un peu de mal à imaginer un cadre dans lequel le Petit Spirou serait une lecture saine ou émancipatrice.

Qu'on ne se méprenne pas, je ne vois pas de problème en soi à ce qu'une BD aborde les questions de sexualité juvénile. Par exemple dans un cadre autobiographique, centré sur le ressenti des enfants ou de la famille (comme le font par exemple Alison Bechdel ou Meags Fitzgerald). Ou même dans un cadre d'humour très sombre ou violent: déjà c'est pas un truc qu'on offrira à la Saint-Nicolas, et surtout ça ne "normalise" pas les comportements/situations raconté-e-s.
Mais le Petit Spirou, concentré de culture du viol** sous couvert d'espièglerie innocente, est d'autant plus problématique que son enrobage de comédie familiale intemporelle le rend intouchable.



Hein ? Quoi ? Le Figaro qui réclame plus de sexe ?

Une dernière chose.
Si l'on remplaçait le Petit Spirou et ses camarades de jeu par des personnages adultes, l'humour "fripon" passerait-il aussi bien ? L'agressivité sexuelle du héros serait-elle présentée comme aussi excusable et dénuée de conséquences ? Évidemment que non. Cela illustre bien cet autre problème qu'est la minimisation systématique des interactions, parfois très violentes, entre enfants. Comme si une innocence fantasmée les préservait de l'influence du patriarcat et de la culture du viol**. Comme si leurs ressentis étaient inconsistants ou éphémères.


Pour creuser le sujet:
-une explication détaillée et chiffrée de ce qu'est la culture du viol
-cet autre aspect problématique du Petit Spirou
-un court-métrage sur la minimisation des violences sexuelles entre enfants
-le petit monde conservateur des adaptations de BD franco-belges au cinéma


Une inversion des genres (par Yan Le Pon)
...d'autres détournement de BD connues ici

*Trigger: peut être traduit par "déclencheur", élément susceptible de rappeler des situations oppressantes ou traumatisantes. L'idée du Trigger Warning est d'avertir en amont d'un texte de la présence de tels éléments.

**Culture du viol: bien que (quasi) tout le monde prenne en théorie position contre le viol, une tendance généralisée à minimiser les faits et protéger les agresseurs est observée dans la société. Ce système organisé plus ou moins consciemment est appelé la culture du viol.




Framboise

Commentaires

  1. La BD illustre seulement `le jouer au docteur` des enfants et leurs innocent fantasmes.
    Parler de l'agressivité sexuel du personnage et de viol revient à transposer les histoires de la BD a un monde d'adulte. On est quand même très très loin d'une BD pour adultes ou d'un film porno.
    Je vous invite à faire le point avec un psychologue plutôt que de prêter des intentions malsaine à cette BD.
    Concernant votre erreur dans la comprehension des mots employés par le Figaro voici la définition du mot coquin(pas de sexe).

    Coquin, coquine :Personne sans scrupule, capable de bassesse et de malhonnêteté

    Source, : http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/coquin_coquine/19208#wc2gWjTtrGOFGm0C.99

    Pour finir je pense que votre objectif est clairement de faire le buzz sur un sujet d'actualité et non pas de discuter de la diffusion du sexe a travers la BD

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  2. Notre collectif a pour objectif de remettre en question ce que la norme mysogine considère comme normal et acceptable, et la culture du viol en fait partie.
    Les enfants ont droit d'avoir une curiosité par rapport à la sexualité, ce n'est pas pour autant que l'on doit exclure toutes notions de consentement. Or, nous voyons bien dans l'extrait que Marine est endormie quand Spirou "explore la carte au trésor", ce qui veut dire qu'elle ne peut pas donner son consentement.
    Nous ne comprenons pas non plus pourquoi, on doit toujours véhiculer l'image d'enfant "bête, méchant, riant au dépend des autres, irrespectueux", c'est pour nous un problème de les considérer comme des personnes inférieurs aux adultes incapable de la moindre réflexion, de respecter les autres et leurs sentiments.
    Ces questions trottaient dans la tête de l'auteur-e bien avant la sortie du film. Nous ne manquerons pas d'écrire d'autres articles traitant du sexe dans la BD, sous d'autres formes.

    Le collectif Imagynons

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  3. "Ce n'est rien, ce ne sont que des enfants", la réaction de Moka est assez révélatrice. Car si effectivement "jouer au docteur" ; "au papa et à la maman" et autre jeu du genre chez les enfants, son des comportements normaux sur la découverte de la sexualité infantile ; le passage du tripotage dans la tante non. Ce qui est étonnée c'est que cette réflexion "ce n'est qu'un enfant" ce fait naturellement avant que les fille péte un capable et là on va dire que c'est elle qui est mal poli (scène quotidienne d'une cours de récré, pas d'exagération...)
    Autant les mal-adresse de Gaston avec Mlle Jeanne ont tendance à me faire sourire car il s'agit de deux adultes à côté de leur pompe, mais consentant pour ce qui est du flirt, autant pour les BD Dupuis avec des enfants, je préférais de loin "La Ribambelle".

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