[Analyse] La Viande de Femme
[Triggers Warnings :
Violences Physiques, Cannibalisme, Violences Sexuelles, Objectification]
Elle faisait partie de mes
plaisirs coupables que je suivais avec assiduité, l’anime de cuisine Food Wars
! (en japonais « Shokugeki no Souma », en français « Bataille de
Nourriture » ?) vient d’achever cet
hiver sa troisième saison. Ce shonen, conventionnel sur la forme, n’a pas été
beaucoup décortiqué ni débattu sur le fond. Si
j’y consacre aujourd’hui un article, c’est parce qu’on y trouve un des
plus fabuleux moments de carnosexisme.
C’est-à-dire quand la consommation de carcasses renforce la misogynie. Et
réciproquement. Ok, c’est pas clair.
[Les images ne s'affichent qu'en cliquant sur le bouton de légende. Cet article comporte en effet pas mal de gifs et d'illustrations hypersexualisées qui pourraient rendre la lecture pénible .]
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SOUPE POPULAIRE
Déjà, Bataille de
Nourriture Food Wars !, ça raconte quoi ?
Un jeune archétype, courageux déterminé et insouciant, dont la jovialité virile est souvent opposée à la réserve de ses camarades féminines, abandonne sa cantine de quartier pour une école formant l’élite des cuistots.
Un jeune archétype, courageux déterminé et insouciant, dont la jovialité virile est souvent opposée à la réserve de ses camarades féminines, abandonne sa cantine de quartier pour une école formant l’élite des cuistots.
La démesure est ici de
mise : les conflits entre élèves sont résolus lors de duels de cuisine EN
ARÈNE et les 10 meilleur-e-s apprenti-e-s sont déjà des légendes ou des
millionnaires qui règnent sur l’établissement. Surtout chaque dégustation est
accompagnée d’une spectaculaire batterie d’orgasmes culinaires, qui
déshabillent le goûteur et ont beaucoup joué sur la renommée de la série.
Si la symbolique de ces
scènes était clairement douteuse dans les premiers épisodes, quand des femmes
dominatrices se retrouvaient finalement dénudées et jouissantes à la merci du
héros, cet aspect évolue pas mal et implique de plus en plus de goûteurs
masculins et de mises en scènes absurdes – genre des guerriers poissons qui se
battent dans leur palais armés d’épices.
L’autre particularité de
Food Wars !, c’est son récit épique en mode « lutte des
classes ». Notre héros aux origines modestes est méprisé par quasi toustes
ses camarades issu-e-s de la haute-noblesse gastronomique ou de la bourgeoisie
agro-industrielle. Sans jamais renier la cuisine populaire, il va ratatiner de
manière jouissive l’élite culinaire en place, opposant une omelette au jambon à
des bûchettes de foie gras ou défiant la cuisine moléculaire à coup de
barbecues.
La série elle-même semble
suivre cette tendance anti-élitiste, dans son écriture comme dans sa
réalisation. Ici, pas de dialogues pompeux, pas de réflexions pseudo-philosophiques
entre les scènes d’actions, pas de morale profonde et originale. Le récit est
linéaire, toustes les méchant-e-s du générique sont défaits par ordre
d’apparition. La démarche du héros, spontanée à l’extrême, frôle même parfois
un anti-intellectualisme revendiqué.
Qu’en est-il de la
représentation des genres ? L’anime présente certes une palanquée de
personnages féminins, qui bénéficient de quelques moments de grâce. Mais,
classiquement, leurs rôles sont plutôt passifs, et c’est la poignée de mâles - à
la pratique des fourneaux bien plus agressive et conquérante - qui occupent le
devant de l’écran. Cela n'est pas sans rappeler que dans notre pays de la "gastronomie", bien que nombre de françaises se voient assignées au rôle de "cuisinière du foyer", le cercle des "chef-fe-s renommé-e-s" demeure lui presque exclusivement masculin.
TRANCHE DE TSUNDERE*
Dans le 6ème
épisode, un personnage fait son apparition. Blonde et bronzée, à la poitrine et
aux cuisses débordantes, des hachoirs sanglés au corps. Nikumi est une élitiste
de la viande, sûre d’elle et sans pitié, ne cuisinant que les meilleures pièces
de bœuf du japon. Chacune de ses entrées est accompagnée d’une animation
soignée de ses seins, seins qui bénéficient également d’effets de lumière
réservés jusqu’ici aux aliments les plus convoités.
Notre héros va la défier pour réparer une terrible injustice, s’ensuivra un duel où le rôti de qualité cosmique cuisiné par Nikumi - à l’aide de poses provocantes, caresses sensuelles et de coups de hachoirs –sera défait par un steak Lidl aux oignons.
La morale finale est
plutôt déconcertante : Nikumi, viande sexy mais trop dure, se voit
définitivement attendrie par un ultime orgasme culinaire. Et la bouchère
tyrannique se retrouvera à partir de ce moment reléguée à un rôle d’amoureuse
transie.
Ces séquences pleines de
cuisses bronzées et de seins rebondis pourraient laisser à penser que Nikumi
n’est pas juste la spécialiste de la viande, mais qu’elle est elle-même la pièce de viande, exposée
pour faire saliver les téléspectateurs.
MISOGYNIE CARNASSIERE
Ici, on s’attarde sur les
imaginaires. Pour la viande, on pourrait carrément parler de mythologie, avec
sa symbolique plus ou moins datée et même ses textes fondateurs - Carole J.
Adams**, dans son ouvrage « La
Politique Sexuelle de la Viande », qualifie justement toute la
production cultuelle ayant contribué à glorifier la consommation de chair
animale, à l’associer au pouvoir masculin, de « textes de la
viande ».
Le mangeur de viande (rouge,
surtout) est donc perçu comme viril, fort, vaillant, sexuellement actif (voir
offensif). Il redevient chasseur, et son repas carné la récompense d’un âpre
combat. Un bon gros barbecue est la seule tâche ménagère glorifiée en société.
Le végétarien de la bande est vu comme ascétique et efféminé, peut-être même
homosexuel.
Dans un imaginaire où les hommes sont les chasseurs, que deviennent les femmes ? Les proies ? Les aliments ?
Cette réduction de
l’individu à un corps consommable est flagrante aussi bien quand on s’intéresse
au vocabulaire de la « séduction » qu'aux publicités pour la viande.
Dans ces échantillons, la
manière dont sont figurés la chair des femmes et la chair des barquettes,
l’appétit pour un corps vivant et l’appétit pour un corps dépecé, sont
étrangement proches.
Cette ambiguïté était déjà notable dans Food Wars !, quand distinguer la viande sexualisée de celle cuisinée devenait compliqué.
Cette ambiguïté était déjà notable dans Food Wars !, quand distinguer la viande sexualisée de celle cuisinée devenait compliqué.
Dans le manga
« Parasyte », une scène illustre de manière intéressante le
chevauchement douteux entre la consommation sexuelle et carnée. Un des
« parasites », créature extraterrestre métamorphe et anthropophage***,
se poste dans une allée passante à l’affût de son prochain repas. Il prend
l’apparence d’un beau gosse de panneau publicitaire puis examine soigneusement
les femmes aux alentours, évaluant leurs qualités nutritives à partir de leur
apparence et fragrance. Le prédateur commence par repousser une jeune
fumeuse au look citadin, jugée « impure », avant de jeter finalement
son dévolu sur une campagnarde à l’air timide « au corps sain, ferme, et
probablement très goûtu ». Ça rappelle franchement le mythe éculé de la
pute souillée face à la vierge toute pure, et donne la dérangeante impression
que l’alien ajoute à ses préoccupations alimentaires une dose de misogynie
réac’ bien terrienne.
ABSENT-E & FRAGMENTE-E
Dans un cas comme dans
l’autre, comment parvient-on à faire d’un
individu sentient**** un corps consommable ?
Le premier mécanisme qui
entre en jeu est la désindividualisation - ou réification.
Le personnage de Nikumi
est avant tout un corps, un objet animé. Ses formes sexy sont constamment mises
en avant, débordent sur l’action, mais à aucun moment Nikumi ne donnera
l’impression d’être actrice, voir même consciente, de cette sexualisation.
Cette désincarnation est
d’autant plus visible que la nature du personnage fluctue selon les besoins du scénario et se résumera vite à une poignée de répliques-types de tsundere en
carton.
La viande qu’on nous vend
n’est jamais présentée comme provenant d’un individu unique et disparu, mais
comme un matériau standardisé et reproductible, par exemple: on a mangé du bœuf ou du poulet.
La perte d’individualité
fait du corps un objet disposable, sans conséquences. La persistance même d’un
tel mécanisme révèle d’ailleurs à quel point la culture du viol et de la
violence s’est insinuée de manière inquiétante dans nos imaginaires.
Carole J. Adams parle à
propos de « référent absent » quand l’individu victime de violence
n’est pas évoqué dans un discours le concernant pourtant au plus haut point, comme
« Un viol à Valenciennes » ; « Une bonne carbonnade en famille ».
Un second mécanisme vient
appuyer la perception du corps comme objet et la banalisation du référent
absent : la fragmentation. Un personnage animé, un être vivant, est en
général traité dans sa globalité. Il est conscient, parle, son visage est
expressif, son corps est réactif.
Et en même temps, on parle
couramment de « côte de porc » ou de « cuisse de poulet ».
Dans quasi-toutes les représentations, la pièce de viande est évoquée plutôt
que l’individu dans sa totalité. Déjà, c’est les seules aspects dignes
d’intérêt, et en plus ça calme la dissonance cognitive*****.
Est-ce qu’on ne retrouverait
pas ça dans la représentation des corps féminins ?
Comme dans Food
Wars ! où de nombreuses séquences ne laissent à voir que les seins – ou les lèvres – de Nikumi, des tas d’œuvres, de
médias, de pubs, se focalisent sur les jambes, les hanches ou les torses de la
personne présentée, jusqu’à décapiter le mannequin. Cette pub de Sony et ces panneaux publicitaires de la marque Yves St-Laurent me viennent notamment en tête.
Un autre anime, centré
d’ailleurs lui aussi sur la nourriture, pratique une fragmentation
perturbante : l’une des combattante récurrente n’a ni visage ni nom,
tandis que ses seins et ses cuisses s’expriment elles à de très nombreuses
reprises.
LE SENS DE LA VIANDE
Le but ici n’est vraiment
pas de souligner une misogynie qui serait spécialement choquante dans Food
Wars !.
S’intéresser au
carnosexisme, c’est aussi se rendre compte que la frontière entre les aspects « ordinaires »
du sexisme et les plus violents (genre la sympathie envers la prédation
sexuelle) est parfois ténue.
Mais aussi à quel point
les systèmes d’oppressions – racistes, validiste, classistes, (hétéro)sexistes…
- peuvent s’entremêler et se renforcer symboliquement entre eux. Nos
imaginaires regorgent d’elfes exotico-sexualisées, de lesbiennes malades
mentales, d’orques gros, sauvages et
vulgaires.
Le spécisme a la
particularité d’être peu dénoncé et visibilisé, inaudible en dépit de sa violence
inouïe.
Dans Food Wars !, des centaines d’animaux non-humains sont découpés, ébouillantés, sans qu’une seule allusion à leur condition ne soit faite de tout l’anime. C’est en partie sur cette violence autorisée contre une partie de la population que s’appuie le carnosexisme pour asseoir, banaliser, des comportements oppressifs envers une autre classe.
Dans Food Wars !, des centaines d’animaux non-humains sont découpés, ébouillantés, sans qu’une seule allusion à leur condition ne soit faite de tout l’anime. C’est en partie sur cette violence autorisée contre une partie de la population que s’appuie le carnosexisme pour asseoir, banaliser, des comportements oppressifs envers une autre classe.
Tant que la chasse
existera, toustes les domin-é-es pourront en être les victimes.
Framboise
* C'est quoi un-e tsundere ? Bah Wikipedia résumé bien le terme pour le coup. Le concept a parfois été décliné de manière inattendue.
** Carol J. Adams, « La Politique Sexuelle de la Viande. Une théorie critique féministe végétarienne » (V.O. : « The sexual politics of meat, a feminist vegetarian critical theory »), 1990.
*** Ce résumé ne fait pas
honneur à la qualité de l’œuvre, n’hésitez pas à la y jeter un œil car elle
aborde des thématiques originales et intéressantes.
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